samedi 18 juin 2011

Jephan de Villiers



« Il y a des années que je suis au bord du monde. » (revue L’œuf sauvage, 1998, sous la direction de Claude Roffat pour les éditions Pleine Marge)

Jephan de Villiers est sculpteur. Il est né au Chesnay le 4 avril 1940
Alors qu'il n'est qu'un enfant, isolé du reste du monde par de fréquents ennuis de santé, Jephan de Villiers  se découvre un attrait tout particulier pour la nature chez sa grand-mère, près de Versailles.
Vers l'âge de 14 ans, il commence à recueillir dans le jardin, des brindilles et des feuilles mortes pour en faire d'immenses villages de terre, et d'écorces. La passion du jeune Jephan ne s'estompera pas au fil des années.
Il s'essaye à un nouveau genre en 1958 alors qu'il lance des coquilles d'œufs remplies de gouache sur de  grands papiers noirs.
Pour se procurer les capsules d'œufs de raies dont il a fait quelques compositions, il a recours à une correspondante new-yorkaise qui les lui récolte à Long Island. 


 Jephan de Villiers reçoit à 20 ans une lettre de Le Corbusier et monte en 1966 sa première exposition.
Après son service militaire comme sous-lieutenant en Algérie, il se remet à peindre.
A cette période il prend réellement contact avec l’art exposé en musée à travers de fréquentes visites à l’atelier de Constantin Brancusi au musée d’art moderne de Paris
Il part pour  Londres en 1967 et, rencontre après rencontre, il se fait un nom outre-Manche. C’est le premier artiste ayant exposé en 1968 dans la cathédrale de Coventry, à peine un an après son arrivée en Angleterre.
L’écrivain et critique d’art Max Wykes-Joyce, correspondant du New York Herald Tribune, qui deviendra un de ses grands amis, écrit : « C’est une chose rare que de rencontrer un sculpteur de premier ordre, de toute intégrité et de complète authenticité. (…) ».
Au gré des rues de la capitale, les passants découvrent ses  œuvres dans les nombreuses  galeries qui l'exposent : Paris, Londres, Amsterdam...

En 1976, lors d'un voyage à Bruxelles pour l’anniversaire d’une amie, Jephan de Villiers découvre la forêt de Soignes et ramasse le premier "bois-corps" préfiguration du Voyage en Arbonie. C’est l’origine de la civilisation arbonienne née de la forêt, de ses branches, de ses feuilles et de ses écorces. Dès lors, tout ce qu'il utilise vient de ce monde secret des végétaux tombés sur la terre où ils pourrissent, se perdent et se transforment. Ces racines, ces plumes, ces écorces de bouleau, ces bogues, ramassés au cours de ses promenades en forêt, vont devenir des peuples de nomades, totalement imaginaire, des forêts en marche, des anges chevauchant des ours géants, des êtres hybrides à mi-chemin entre l'ange, l'oiseau et l'homme. Ce peuple de bois mort s'avance en longs défilés silencieux, étranges tribus d'un territoire imaginaire.
Jephan de Villiers respecte à ce point la source de son travail qu’il va parfois jusqu’à replacer dans le cœur d’un tronc entaillé une se ces figurines, ou à enfouir au creux de la terre humide un de ces objets témoins. Signe d’acceptation du passage du temps malgré les efforts de résurrection opérés... Il rend ainsi à la nature ce qui lui a permis de continuer son exploration, acceptant la perte. Le symbolisme de cet échange reste une expérience privilégiée du sculpteur, comme le sont ses gestes pour marquer un passage dans chaque haut lieu spirituel de la planète, en y laissant un fragment de Mémoire....

 
Il aime également le cirque, le théâtre et le mime.
Des expositions sont présentées à la galerie Alexandra Monett en 1978, 1980, 1982, régulièrement depuis à l’Autre Musée à Bruxelles (jusqu’en 1996) et à la galerie Béatrice Soulié à Paris.
De très nombreuses expositions personnelles et collectives sont organisées de par le monde.
En 1995, la Fondation Jephan de Villiers ouvre ses portes à Jolymont (Watermael-Boitsfort, Bruxelles) et au printemps 1998 les Ames-oiseaux sont installées non loin de là.
En 2000 et 2001, la galerie Roseline Koener à Westhampton Beach (New-York) présente des travaux récents dont certains sont réalisés avec des éléments marins.
De janvier à juillet 2002, une rétrospective est organisée au musée de la Halle Saint Pierre à Paris.
En Avril 2004, deux sculptures monumentales accompagnées de deux cent dix fragments de mémoires sont inaugurées à la station de métro Albert à Bruxelles.
Aujourd’hui, il partage son temps entre l’atelier de Jolymont (près de la forêt de Soignes) et celui de Corloux en Charente-Maritime.
Des fragments de mémoire ont été déposés : aux sources du Gange à Gaummuk, en Chine, en Amazonie, en Grèce, au Sénégal, au Maroc dans le Haut-Atlas, en Belgique, en France, en Bosnie, au Kosovo, au Népal, en Terre Inuit, à Chingetti au Sahara Mauritanien, en Martinique, aux Etats-Unis, en Espagne à Saint-Jacques de Compostelle...
 




par Jean-Paul Gavard-Perret
Jephan de Villiers renvoie l’art à la consistance d’un organe plein à travers les matières qui le constituent. Il cherche à incarner la corporéité par laquelle la matière travaille la réversion figurale - ainsi que la logique habituelle du repli imaginaire - en transformant le support (bois) lui-même en un véritable lieu “ morphogénétique ” sous la forme de totems. Ils ouvrent à une nouvelle condensation de l’image qu’ils induisent par leur nature symbolique mais dans laquelle les symboles eux mêmes échappent à une vision anthropomorphique. L’iconographie parle au sein même de la matière et ne renvoie plus aucunement à une quelconque gloire céleste de l’image mais tant celle-là est loin des écœurantes couronnes qui bordent et entourent la figure christique dans les peintures du XVème siècle. L’artiste remplace la dévotion médiévale et ses représentations de connivence par des matières qui font chavirer la platitude sous l’effet de charge du bois. A l’effet classique de pans érectiles surgit un espace hérétique dans laquelle la matière-support devient l’objet de liturgie païenne qui exalte la vie au sein d’une violence qui danse entre la mort et la vie. Une telle approche évacue tout maniérisme afin d’extraire un regard dévot qu’on accorde à l'art afin de le remplacer par un regard plus païen vers ce qui à la fois devient nocturne et enflammé.
Nous n’abordons plus l’art à travers une vision muséale. Disséminées dans la nature de telles œuvres font réfléchir sur la notion même de Temps. L’art n’est plus là pour nous faire passer du fantasme à son reflet imité. Il est l’autre que nous ne pouvons oublier : l’autre semblable et frère qui prend figure de totem où jouent dans un humour terrible les compulsions de vie et de mort. L'art devient avant tout un acte de puissance plus que de jouissance où le temps est arrêté au sein même d’éléments qui en disent sinon sa fragilité du moins son passage. Plus question de trouver le moindre confort. Ce qui jaillit des œuvres semble provenir directement de la matière et non du discours événementiel qu’elles “ illustreraient ”. Rien d’évènementiel en effet chez l’artiste : émerge une horreur mélancolique mais aussi une drôlerie en ce que la sculpture possède soudain d'avènementiel en une forme d’entente tacite avec la vie. Nous y sommes non invités mais jetés comme s’il fallait préférer la douleur du crépuscule à la splendeur du jour.

C’est pourquoi, entre écriture et sculpture, chez Jephan de Villiers, un langage particulier, fascinant et atroce, remonte à la surface à l’image des bois-totems. Apparaissent une nécessaire rouerie et l'indispensable affront à la langue. Surgit l’histoire de l’être, histoire que le créateur ferme et laisse béante. Les totems surgissent, presque sonores, comme des tocsins sur les mégéries de la mer. Par une telle mise en dérive de la "crucifixion", l’artiste rend dérisoire tout grand soir, tout futur épiphanique. Les ordres des repères des corps constitués sont rompus pour nous rappeler de manière oblique (mais aussi en pleine figure) combien le corps court dans ses feintes de délivrance à sa perdition. 'est pourquoi l’art "dévot" n'en aura jamais fini avec Jephan de Villiers. Il en devient le rival et le pourfendeur par l’instigation d’un ordre religieux renversé. L’artiste ne s'intéresse – dans le totem - qu'à l'objet d'impiété, mettant à mal, par secousses, ceux qui feignent de vénérer tout sacré. A ce titre, l'orgie de l’image est son domaine d’autant qu’il pousse la brutalité et la trivialité de manière exacerbée et qu’il témoigne des assauts de la barbarie découverte par la propre barbarie de son langage plastique. Ses totems ne sont donc que des amères odalisques au front ceint de sorte d'amanites obscènes.
On n'est plus dans un corpus seulement jubilatoire mais expropriateur là où l'homme qui croit s'emparer de tous les trésors ne récolte au bout du compte que des ruines. La grandeur humaine se perd et l’art sort - pour son bien - de l'humanisme. Seul demeure comme témoin de l’humanité les cadavres exhumés en totems. Dans le désenchantement Jephan de Villiers ne s'enivre que des forces de son délire afin de créer son théâtre du vide, sa liturgie païenne des humiliés. Il crée ainsi des sortes de chemins de croix inversés et marqués du sceau ou du devoir de monstruosité “ panique ” (au sens où l’entend Arrabal). L'artiste fait de son errance une fleur vénéneuse dans la déchetterie d'un corps qui ne s'appartient plus et qui est remplacé par celui d’un autre. Face au désir (enfantin) d'absolu qui construit tous les faux-sens en le clivant sur une singerie de la spiritualité et de sa potion magique (Viagra mystique), le langage de l’artiste s'ouvre à sa propre fente pour dire la manque, l'absence d'être. Le travail de Jephan de Villiers reste donc un travail de violence afin de faire sauter tous les carcans et les jougs des modèles, tous les pères et mères dont le propos n'est pas d'engendrer mais de tuer dans l'œuf au nom d'une terrible Loi tribale qui corsète notre société.
La crudité et la cruauté de Jephan de Villiers s'apparentent par delà la provocation à une sorte de cannibalisme iconographique. Il nous fait franchir la frontière entre la terre matricielles et la mer(e) marâtre, il nous permet aussi de changer de corps, de lieu, de temps. C’est ce qui touche à notre plaisir, à notre jouissance et, en conséquence, à nos possibilités d’angoisse puisque nos certitudes se voient interpellées par cette traversée. La ligne de ce passage inscrit une coupure mais pas celle que l’on attendait puisque le voyageur ne fait qu’emmener avec lui ses propres
Bagages, son propre inconscient que l’artiste titille. Ce que nous prenons pour l’autre n’est que notre miroir. Notre image pieuse a changé de corps : surgissent l’âcreté et l’amertume qui désagrègent la jouissance d’un franchissement qu’on croyait réel mais qui butte en une étrange torsion. On tombe dans le décor mais il n’empêche : l’altérité proposée provoque une confrontation autant carnassière que nourricière pour l’advenir à soi. Et c’est parce que notre narcissisme ne se quitte pas que nous sommes autant interpellé dans ce déportement. Cela engendre une peur immense comme si soudain la frontière n’existait plus entre le dehors et de dedans sans qu’une forme de pseudo-préservation puisse opérer.
Jephan de Villiers fait franchir de la sorte un pas important. Ce qu’il montre n’est pas un lieu ou plutôt un lieu décalé qui a valeur en notre imaginaire soudain dérouté d’abcès de fixation. L’œuvre devient le rebord de l’être, le rebord extérieur. Elle possède la puissance de percer notre inconscient. C’est pourquoi, le “ mal ” dont elle semble façonnée n’est plus une substance ferme mais un reste d’érosion, un dépôt. L’unité de l’être chancelle sous les pièces du puzzle dans lequel l’artiste nous plonge, nous abîme. Tout vacille dangereusement, bascule. D’où la force de ce franchissement, de ce passage et la terreur qu’elle suscite en sa franche drôlerie. Elle devient la source terrible de vie qui explose et se défonce en son feu souterrain. La création n’est donc pas celle de la mort que l’on se donne ou qui nous est donnée mais – par delà ses images de mort – celle de la vie qui hante et à laquelle Jephan de Villiers donne paradoxalement la plénitude de ses formes primitives. Ce qui fascine c’est l’horizon, le creux, l’ultime tissu du monde, l’extase troublante qui découragent les morts. En ce sens son travail répond à l’injonction de Bataille : “ une œuvre est œuvre seulement quand elle devient l’intimité ouverte de celui qui la crée et de celui qui la regarde ”. Reste à savoir si nous avons le courage d’affronter les terreurs qui nous hantent et si nous avons la force de lever le secret de notre intimé la plus profonde afin de partager celle de l’artiste pour fonder avec lui une communauté inavouable au moment où l’esprit, sortant par les yeux, affronte dans les canyons de notre inconscient les monstres qui nous habitent – qu’ils soient morts ou vivants. 


 A visiter: http://www.galeriegrandrue.com/galerie-art-poitiers/content/view/6/7/








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